Folie des grandeurs d’un PDG, budget en déficit, chantier de la Maison ronde qui dérape, grève d’une durée historique révélant un malaise social profond, Radio France est aux prises avec une crise majeure. En proposant de regrouper les rédactions, la Cour des comptes révèle la nature politique de cet imbroglio.
D’abord, accuser son chien d’avoir la rage. La rage de la dépense. Donc le mettre au pain sec. Et tant pis si l’État a signé en 2010 un contrat d’objectif et de moyens (Com) prévoyant une augmentation des crédits jusqu’en 2015, puis décidé en 2012 de revenir sur sa signature pour baisser les dotations. Et tant pis si le chantier de rénovation de la Maison de la radio a dérapé dans ses coûts. Il manquera donc 20 millions d’euros dans le budget 2015 de Radio France.
Constater ensuite la colère provoquée sur les personnels par ces restrictions successives, puis par l’annonce d’un plan social. Y ajouter les révélations sur les dépenses du jeune PDG présumé prodige, et en déduire que décidément ce chien a bel et bien la rage.
Glisser enfin d’un problème purement budgétaire, qui incombe aux errances de l’État et aux erreurs des directions successives, pour jeter le bébé avec l’eau du bain, en proposant de régler leur compte à des antennes écoutées chaque jour par le quart des Français. Adieu France Inter, France Info, France Culture, France Musique. C’est le sens de ce que recommande la Cour des comptes dans un rapport publié ce mercredi. Radio France serait donc au bord du gouffre, si on s’en tient au discours du gouvernement, et désormais de l’UMP, laquelle emboîte le pas de la Cour des comptes pour demander le regroupement des rédactions, ainsi que la fusion des deux orchestres.
À les entendre il y aurait le feu au lac. La quantité d’argent public engouffrée dans ce tonneau des Danaïdes serait effrayante.
Quelle est donc l’ampleur du drame ? Radio France, c’est-à-dire une cinquantaine d’antennes nationales et locales, ainsi que deux orchestres de renommée mondiale, coûtera 650 millions d’euros en 2015, essentiellement prélevés sur la redevance. Cela représente donc environ 10 euros annuels par Français, soit 80 centimes par mois. Voilà l’enjeu qui fait frémir !
Le déficit qui justifie l’effroi public sera quant à lui de 20 millions d’euros cette année, et sera le premier de toute l’histoire du groupe Radio France. 20 millions ! Une horreur économique si l’on en juge par l’émotion suscitée. Une somme presque cinq fois moins élevée que ce que coûte le seul Zlatan Ibrahimovic au Paris Saint-Germain (95 millions d’euros annuels). Bien sûr l’argent de la radio est public, et celui du foot est privé, mais tout de même ! Dans ce pays, le patrimoine national que constituent France Inter, France Info, France Culture, France Musique, ainsi que deux formations symphoniques, vaudrait moins qu’un buteur ?
On a donc du mal à croire que le mélodrame politico-économique qui se joue devant le pays puisse reposer sur des ressorts aussi modestes. Il faut chercher ailleurs la nature des enjeux véritables, et la Cour des comptes vient étrangement d’en révéler les dessous.
Le procès en dépenses excessives ne date pas d’hier à Radio France. En 1986, le programme législatif de la droite alors dans l’opposition prévoyait déjà des fermetures d’antenne. À l’époque, les locales implantées depuis 1981 étaient accusées de coûter trop, et d’être moins écoutées que les radios locales privées. C’est vrai, on payait des journalistes pour faire de l’information, et des animateurs pour distraire en informant, et cela avait un prix. C’est vrai, mais trente ans plus tard quel autre réseau subsiste ? Et qui peut ignorer que le Réseau Bleu talonne ou dépasse RMC Info en terme d’audience ?
Quant aux antennes nationales, qui peut sérieusement soutenir que France Inter n’est pas une radio différente, que France Info n’a pas été imitée partout, et ne prouve pas chaque jour son utilité, que France Culture n’occupe pas un créneau irremplaçable ? Qui peut soutenir que ces radios ne sont pas différentes entre elles ? Or, au nom d’une crise financière très relative (20 millions d’euros de déficit représentent 3 % du budget), voilà qu’on ressort le dogme ultralibéral : différentes ou pas, les antennes de Radio France seraient identiques et coûteraient cher puisqu’elles seraient publiques. Et puisqu’elles sont les mêmes il faudrait les regrouper !
Supprimer, tailler, concentrer, l’idée fixe est obsédante, et son principe circule depuis longtemps dans les travées de la Maison ronde. L’innovation de la Cour des comptes est simplement de la porter à un niveau que personne n’avait osé formuler. On ne fusionnerait plus des services, sport ou politique par exemple, mais toutes les rédactions. Il n’y aurait plus trois ou quatre voix, susceptibles d’apporter trois ou quatre messages différents, mais le vieux rêve pompidolien de « la voix de la France ».
Le remède ne serait pas de se livrer à une chasse aux gaspillages (il en existe), pas de réduire les abus (il en existe aussi, marginalement), pas de renégocier des avantages excessifs (s’ils existent…), pas de nommer des dirigeants compétents, mais de liquider les antennes ! Officiellement Inter, Culture, Info, Musique, ne disparaîtraient pas, puisque seules les rédactions seraient concernées. Vaste blague ! Comment se traduirait cette innovation sur les antennes, au moment stratégique des matinales ? À France Inter, le 6-9 est exclusivement présenté et préparé par la seule rédaction. Donc il disparaîtrait. Même chose avec France Info. Et à France Culture la rédaction occupe la moitié du temps. Donc à la trappe avec les autres, au profit d’une voix unique comme le Parti du même nom…
L’objectif ultime de la séquence n’est donc pas de nature économique mais de nature politique. Il s’agit de réduire la part du public dans le secteur de la radio, alors même que ce service public avait su, tout au long de son histoire, apporter une offre différente. Aujourd’hui encore, à l’heure du développement d’Internet, Radio France tire son épingle du jeu. Le site de France Culture est par exemple l’un des plus podcastés de France…
Il est d’ailleurs symptomatique, dans ce domaine comme dans bien d’autres, que la Cour des comptes, d’abord chargée de contrôler l’exécution des dépenses, prétende aujourd’hui dicter leur politique aux politiques, au seul nom de « la dépense ». Imaginez un peu la même Cour dans les années 1960, enjoignant le pouvoir d’interrompre le programme du Concorde au nom de raisons d’argent. Charles de Gaulle aurait tonné : « La politique de la France ne se décide pas à la corbeille » ! Les temps ont changé. Aujourd’hui, la Cour recommande à l’État de se faire tout petit, dans tous les domaines. Enfin presque tous… Chaque année les 735 magistrats de la Cour des comptes coûtent au pays 214 millions d’euros.
Texte initialement publié par Mediapart : www.mediapart.fr